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— T’EN MÊLE PAS.
La femme en était à son troisième coup dans la mâchoire. Elle refusait de tomber. L’homme changea de tactique. Il lui balança un crochet dans le ventre. Elle se plia en deux, donnant l’impression d’avaler son propre cri. La victime était un monstre. Laide, bouffie, crasseuse. Une gueule violacée, casquée de cheveux gras. Impossible de lui donner un âge. L’agresseur, un Noir à casquette, profita qu’elle s’était penchée. Il leva ses deux mains nouées en une seule masse et les abattit sur sa nuque de toutes ses forces. La femme s’écroula. Enfin. Aussitôt soulevée par une convulsion qui la fit vomir.
— Salope ! Dégueulasse !
Les coups de pied pleuvaient. Janusz se leva. Bernard lui attrapa le bras :
— Bouge pas, j’te dis ! C’est pas tes oignons.
Janusz se laissa retomber. Le spectacle était insoutenable. La sorcière avait un bras paralysé. Elle se protégeait le visage de l’autre et recevait les coups sans un cri, tressautant à chaque impact.
Quatre heures que Janusz accompagnait Bernard au hasard de ses pérégrinations et il en était à sa troisième baston. Ils avaient rejoint différents groupes, quitté une puanteur pour une autre. Janusz avait la sensation d’avoir de la merde dans les poumons, de la pisse dans les narines, de la crasse dans la gorge.
Ils s’étaient d’abord rendus place Victor-Gelu, où des sans-abri s’agglutinaient sous les porches. Personne ne l’avait reconnu. Il avait payé son coup. Posé des questions. Obtenu aucune réponse. Ils étaient passés au Théâtre du Gymnase, plus haut sur la Canebière. Ils n’étaient pas restés : les marches étaient occupées par des zonards, qui tabassaient un « nouveau ». Ils s’étaient perdus dans les ruelles du quartier jusqu’à atterrir rue Curiol, le fief des transsexuels.
Ils s’étaient finalement posés au pied de l’église des Réformés, où la Canebière rejoint les allées Léon-Gambetta. Il y avait des clodos partout. Ils picolaient sur les marches, pissaient à même les dalles, bravaient le regard des passants avec agressivité. Ces hommes beurrés depuis l’aube étaient prêts à s’entre-tuer pour un euro, une cigarette ou une gorgée de mauvais rouge.
Là non plus, pas un regard ne s’était allumé en sa présence. Janusz commençait à douter d’avoir jamais mis les pieds à Marseille. Mais il était trop épuisé pour bouger encore. La raclée était terminée. La victime reposait dans une mare de sang et de vomi. Janusz était en enfer. L’abjection, la grisaille de l’air – il devait être à peine 14 heures et le jour baissait déjà –, le froid, l’indifférence des passants, tout contribuait à dessiner un abîme qui l’avalait peu à peu.
La femme se traîna sur le trottoir et s’abrita sous un porche, près d’une échoppe de restauration rapide. Janusz se força à l’observer. Sa figure n’était plus qu’une tuméfaction, fendue de deux pupilles noyées de sang. Ses lèvres déchirées, boursouflées, laissaient échapper une mousse rougeâtre. Elle toussa et recracha des débris de dents qui l’étouffaient. Elle finit par s’asseoir sur le perron d’un immeuble. En attendant de se faire déloger, elle tendit son visage au vent pour sécher ses plaies.
— Elle l’a bien cherché…, conclut Bernard.
Janusz ne répondit pas. Son compagnon poursuivit ses explications. Nénette, la victime, était la « femme » de Titus, le Noir. Il la prêtait aux autres, pour quelques pièces, un ticket-restaurant ou des comprimés. Janusz ne voyait pas comment la poivrote édentée pouvait susciter le moindre désir.
— Et alors ? risqua-t-il.
— Elle a été voir les autres…
— Les autres ?
— Une autre bande, du côté du Panier. Elle a couché gratis. Enfin, on est pas sûrs. De toute façon, Titus, il est hyper-jaloux…
Janusz observait l’horrible tas de chiffons ensanglantés qui digérait sa raclée. Elle avait trouvé, mystérieusement, un litron et s’enfilait déjà une rasade, en guise de premiers secours. Elle paraissait avoir déjà oublié la correction.
Le monde de la rue était un monde du présent.
Sans souvenir. Sans avenir.
— Te frappe pas, conclut Bernard, faisant de l’humour involontaire. On s’emmerde, alors on s’tape dessus.
Et on boit, ajouta Janusz pour lui-même. D’après ses calculs, Bernard en était à son cinquième litre. Les autres suivaient le même régime. Ils devaient s’enfiler chacun en une journée huit à douze litres de vin.
— Viens, fit le clochard. On s’casse. Y commence à y avoir trop de monde. Et faut pas fatiguer toujours les mêmes clients…
Bernard n’avait pas adopté Janusz. Il le tolérait parce que le nouveau venu avait déjà acheté trois cubis. Premier enseignement. Si un clodo te tend la main, c’est qu’il y a un péage au bout. Et ce péage est toujours un litron.
Ils se remirent en marche. Un vent marin, humide, pénétrant, ne les lâchait pas. Janusz ne parvenait pas à se réchauffer. Ses pieds lui faisaient mal. Ses mains gelaient. Il suivait à l’aveugle, les yeux pleins de larmes, sans rien reconnaître. La seule chose qui le faisait encore tressaillir était les flics. Une sirène, une voiture sérigraphiée, des uniformes, et il baissait aussitôt la tête. Il n’oubliait pas qui il était. Une proie. Un suspect en cavale. Un coupable qui accumulait les erreurs. Cette crasse, cette misère, ce mauvais vin : c’était son camouflage. Sa forteresse. Pour combien de temps ?
Ils s’installèrent sur une petite place. Janusz n’avait aucune idée d’où il se trouvait, mais il s’en foutait. L’apathie de ses congénères le gagnait. Il devenait insensible, lent, hagard. Sans montre ni horloge, il perdait la notion du temps et de l’espace.
Le bruit de la boîte en fer de Bernard le rappela au présent. Le clochard avait retiré sa chaussure et repris son manège avec ses deux orteils noirs. Crin-crin-crin…
— Une p’tite pièce pour un alpiniste…
D’autres clochards les rejoignirent. Bernard grogna. Ils étaient dans un tel état d’ébriété et de folie qu’ils ne faisaient plus la manche mais effrayaient le client. Un des gars se frottait le visage contre le bitume jusqu’à s’abraser la chair. Un autre, bite à l’air, poursuivait un de ses compagnons complètement torché, à quatre pattes, et essayait de lui glisser son sexe dans la bouche. À part, un solitaire s’engueulait avec lui-même, haranguant le mur, parlant au trottoir, menaçant le ciel.
Janusz les observait sans compassion ni bienveillance. Au contraire, il éprouvait toujours cette haine qui ne le lâchait pas depuis le matin. Il en était sûr : quand il était vraiment Victor Janusz, quelques mois auparavant, il les détestait déjà. C’était cette haine qui l’avait tenu debout. Qui lui avait permis de survivre. L’avait-elle poussé au meurtre ?
— Viens, fit son compagnon, en ramassant sa monnaie. J’ai soif !
— Jamais t’achètes à bouffer ?
— Pour bouffer, y a la Soupe populaire, les Restos du cœur, les foyers d’Emmaüs. Tout le monde veut nous donner à bouffer. (Il éclata de rire.) Pour la picole, crois-moi, c’est un autre combat !
Le jour baissait et le froid se renforçait. Janusz songeait avec angoisse aux heures qui allaient suivre. Ses entrailles se contractaient. Il était au bord des larmes. Un enfant qui a peur des ténèbres.
Pourtant, il devait tenir.
Jusqu’au foyer de la Madrague, où tous les clochards se retrouvaient le soir.
Si personne ne le reconnaissait là-bas, c’était qu’il faisait fausse route.